2011-01-11

Un "euro vert" contre un franc destructeur

Dans les temps prochains, les chemins du devenir agricole et des relations entre la Suisse et l’Union européenne vont se croiser. D’un côté, va se jouer le sort de l’accord de libre-échange agroalimentaire avec l’UE. De l’autre, l’UE remet en cause la poursuite de ses relations avec la Suisse par la voie bilatérale. Et, à la croisée de ces chemins, l’envol du franc suisse par rapport à l’euro vient semer le trouble.


Le Groupe pour une politique agricole offensive (GPAO) reste convaincu qu’ un tel accord de libre-échange est indispensable si l’on veut maintenir à long terme une producrion agricole substantielle en Suisse. Ceci pour les raisons suivantes:

• une branche durablement non compétitive est condamnée à perdre de sa substance, à s’étioler progressivement ;

• La plus grande partie des produits alimentaires sont des denrées agricoles devant subir un processus de transformation industrielle avant d’être consommées ;

• Vu l’éroitesse du marché suisse, l’industrie alimentaire doit être capable d’exporter afin d’atteindre une taille critique rationnelle.

A la différence de ce qui a prévalu de la Première Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin, il n’est plus de menace plus ou moins proche et imminente pour l’approvisionnement du pays, qui justifie, aux yeux de la majorité des décideurs politiques et économiques, de produire en Suisse, à n’importe quelles conditions, assez de tout en suffisance. Comme en matière de sécurité et de défense, l’espace stratégique de la souveraineté alimentaire s’est élargi à l’espace continental. Et, dans cet espace élargi, il est normal qu’une certaine division internationale du travail intervienne, c’est-à-dire que les pays se spécialisent dans les branches où ils ont des avantages compétitifs.

Le hic, c’est qu’il est bien joli de décréter le libre-échange avec nos partenaires voisins, mais il ne conduira pas à la convergence des prix et à la compétitivité si les taux de change des monnaies divergent et viennent au contraire creuser les écarts.

Maurice Allais, prix Nobel d’économie 1988, a le premier dénoncé l’incompatibilité entre le système monétaire international et la libéralisation transfrontalière des échanges. En 1995, à Stockholm, devant un auditoire de responsables de la branche agroalimentaire, il affirmait : « La libéralisation des échanges ne vaut qu’à l’intérieur d’Associations régionales dotées de marchés communs prenant place dans des cadres politiques communs. » (1)

Les événements que nous vivions depuis quelques mois lui donnent entièrement raison. De mi-2007 à fin 2010, l’€ a perdu plus de 25 % de sa valeur par rapport au franc suisse, dont quelque 18 % en 2010. Alors, à quoi bon négocier pendant des années une réduction de la protection douanière aux frontières ou une compression des coûts par rationalisation quand le yoyo des cours de change peut en quelques semaines effacer les résultats péniblement obtenus ?

Sue la plan des relations Suisse-UE, Bruxelles fait savoir avec insistance que le sur-mesure sectoriel, à la carte, que demande Berne est trop lourd et complexe et n’assure de toute façon pas une homogénéité et une sécurité du droit suffisante dans la durée. Plus précisément, elle requiert la reprise de l’acquis communautaire et de son développement. Pour l’heure, le Conseil fédéral refuse de prendre le moindre risque en année électorale. Après avoir passé en revue les différents modes de relations envisageables dans son Rapport sur l’évaluation de la politique européenne (2), il affirme vouloir s’en tenir à la voie bilatérale. Le moment venu, s’il y a lieu de choisir un régime agréé par l’UE, on subodore que l’option, manquée en 1992, de l’Espace économique (EEE) n’aura pas les faveurs de la cote ; il implique la reprise de l’acquis communautaire sans droit de codécision, ce qui est peu digne d’un Etat souverain. Plus attractive devrait être une « adhésion assortie de certaines dérogations » ou « adhésion light » dans le langage courant. Et la dérogation mise en avant dans le Rapport est celle de la conservation du franc suisse, à l’exemple de la Grande Bretagne, du Danemark et de la Suède. On peut imaginer qu’Economiesuisse pourrait s’en accommoder.

Pour l’agriculture, mais tout autant pour le tourisme et le noyau de l’économie réelle, la conservation du franc suisse dans un espace de libre-échange dominé par l’euro serait intenable. Ces branches seraient forcées de combler de façon répétée l’écart de prix que creuserait chaque nouvelle appréciation du franc par rapport à l’euro. Exigée par le secteur financier, une telle option aurait pour conséquence de « financiariser » toujours plus l’économie suisse par la marginalisation des autres secteurs. En effet, les entreprises de transformation des branches mécaniques, horlogères, alimentaires seront contraintes de délocaliser leurs ateliers de production hors des frontières ou, à tout le moins, de pratiquer le trafic de perfectionnement actif transfrontalier. Si les multinationales peuvent en tout ou partie compenser l’effet de change par l’achat de composantes à l’étranger et jouer sur les prix de transfert entre siège et filiales, il n’en va pas de même pour la plupart des PME dont l’activité s’exerce prioritairement sur le marché national. De leurs côtés, l’agriculture et le tourisme sont indéfectiblement enracinés dans le territoire national et ne peuvent ni délocaliser leurs activités ni acheter une forte proportion d’agents de la production en devises avantageuses. Donc, le rapprochement des prix suisses et européen ne serait pas réalisable une fois pour toutes, mais devrait être fait et refait chaque fois que le franc suisse prendra de la hauteur. Et il est probable que la propension du franc suisse à s’alourdir serait favorisée par l’emprise croissante du secteur financier sur l’économie et sur la politique. Progressivement, la Suisse prendrait des allures de Monaco ou de Singapour avec une concentration des activités rémunératrices dans les cités, à côté de campagnes et de paysages négligés. La rivalité, déjà perceptible entre les ténors de l’économie dite réelle et les magnats de l’économie financière serait exacerbée et le risque systémique accru. En un mot, un franc suisse fort, isolé dans un marché unique continental, serait destructeur de la cohésion nationale et de l’équilibre des activités.

Idéalement, pour satisfaire les intérêts de la branche agroalimentaire et l’adéquation des relations avec l’Union européenne tout en écartant l’obstacle monétaire, la meilleure des solutions est l’adhésion pleine et entière, soit avec la substitution de l’euro au franc suisse. Mais voilà, comme l’a écrit Hugo Loetscher : « Si Dieu était suisse, il en serait encore à se demander s’il convient de créer le monde ». Aussi, dans le pays des petits pas et des compromis, on ne peut exclure le passage par des étapes de rapprochement intermédiaires.

Si donc, en dépit de leur incompatibilité, il faut faire provisoirement ou durablement avec le libre-échange et le franc suisse, quels correctifs administrer ? Depuis quelques mois, une palette de chefs d’entreprises, politiciens, et économistes proposent un éventail de remèdes : couverture du risque de change par les banques, intérêts négatifs sur les dépôts étrangers, impôts sur les transactions fiancières, rattachement du franc à l’euro.

Pour l’agriculture, il y a le précédent de la « monnaie verte » lontemps pratiquée dans l’UE pour son marché agricole commun. De 1973 à l’avènement de la monnaie unique en 1999, les prix des denrées agricoles étaient fixés en ECU pour l’ensemble des pays de l’UE qui avaient alors encore, chacun, sa propre monnaie. Celles-ci pouvaient fluctuer les unes par rapport aux autres avec de fortes amplitudes. Aussi, provoquaient-elles des baisses, respectivement des hausses injustifiées de prix substantielles dans les pays à monnaie réévaluée, respectivement dévaluée. Pour pallier ces à-coups, le Conseil des ministres fixait alors chaque année des taux de change particuliers pour les transactions internationales afférentes à la politique agricole commune. Les écarts entre les « taux verts » et les taux du marché général donnaient lieu au paiement de montants compensatoires monétaires. Ces MCM prenaient ainsi la forme de subventions à l’exportation (et de prélèvements à l’importation) dans les pays a monnaie forte, notamment l’Allemagne et inversément dans les pays à monnaie faible.

Au catalogue des mesures d’accompagnement au projet d’accord de libre-échange agroalimentaire entre la Suisse et l’Union européenne, actuellement en négociation, il s’impose de prévoir un mécanisme de ce genre ou équivalent (« l’euro vert »).

Jean-Claude Trichet, Président de la Banque centrale européenne, nous apporte la caution de sa haute autorité. En 1993, alors qu’il était Directeur du Trésor au Ministère français des finances, il écrivait : « On peut supprimer tous les droits de douane et tous les obstacles non tarifaires aux échanges, si des différences de change importantes se multiplient entre les monnaies de l’ensemble économique considéré, ce sont autant de droits de douane immatériels qui ressurgissent, mettant évidemment en cause la réalisation du marché commun ». (3)

Jacques Janin, Mont-sur-Lausanne 10.1.2011

No comments: