2010-12-24

De la difficulté de rendre la production agricole suisse eurocompétitive

Cours AGRIDEA, Grange-Verney, 17.11.2010, Jacques Janin

Introduction

Ce que je vais vous dire n’est pas très populaire dans les milieux professionnels agricoles ces temps. Aussi, comme Nelson Mandela le demandait à ses compatriotes noirs, qui ne comprenaient pas sa coopération avec les blancs, « Ne critiquez pas sans chercher à comprendre ».

Si l’on a dû ressortir un dinosaure de mon espèce pour présenter les arguments en faveur de cet accord, c’est que la pensée unique règne en maître.

Maurice Allais, Prix Nobel d’économie en 1988, qui vient de mourir, répondait à ses détracteurs :

« Le consentement universel ou même celui de la majorité, ne peut être considéré comme le critère de la vérité. Le seul critère valable de la vérité, c’est l’accord avec les données de l’expérience. »

Alors, interrogeons l’expérience ! Elle dit deux choses :

• Une branche durablement non compétitive est condamnée à perdre de sa substance, elle est destinée à s’étioler ;

• Pas d’agriculture, aujourd’hui, sans industrie alimentaire vu que la plus grande partie des produits alimentaires sont des produits agricoles ayant subi un processus de transformation industrielle.
Or, étant donné l’étroitesse du marché suisse, les entreprises du secteur agroalimentaire n’atteignent la taille critique que si elles sont capables d’exporter à des prix compétitifs (économies d’échelle). Jusqu’ici, pour les matières premières agricoles entrant dans les denrées alimentaires exportées, la loi chocolatière (Schoggigesetz) a permis de compenser les différences entre prix suisse et européen. Mais sa suppression est prévue dans le projet d’accord de l’OMC. Si, dès lors, nos industries alimentaires ne trouvent pas au pays des matières agricoles à prix convenable, ou bien elles délocaliseront leurs usines à l’étranger ou bien elles auront recours au trafic de perfectionnement (importation des matières premières entrant dans la production en Suisse des aliments destinés à l’exportation). Avec l’une ou l’autre alternative, la production indigène perdrait des parts de marché. De plus, le « tourisme alimentaire » ou achats de l’autre côté de la frontière refleurira de plus bel.

Le coeur de mon exposé peut être résumé par le syllogisme suivant :

• Les produits agricoles sont les matières premières des industries alimentaires

• Celles-ci n’atteignent une taille critique que si elles sont capables d’exporter

• Pour exporter, il faut qu’elles produisent à des prix euro-compatibles

• Donc l’agriculture doit approvisionner les IA à des prix euro-compétitifs.

Ce qui m’importe, c’est le maintien en Suisse à long terme d’une production agricole substantielle. C’est-à-dire, pour fixer les idées, une production susceptible de couvrir grosso modo 60 % des besoins, comme c’est le cas traditionnellement dans notre pays. Or ce maintien ne va pas de soi. Une large part de la société helvétique ne verrait pas d’un mauvais œil une miniaturisation de l’appareil de production. Les uns se contenteraient volontiers d’une agriculture d’entretien du paysage, très extensive, avec une faible densité de cheptel animalier et une population agricole clairsemée ; un type d’agriculture qu’on trouve en Ecosse, par exemple. D’autres, tels les Verts et les adeptes du « small is beautiful » sont partisans d’un jardinage par un grand nombre d’agriculteurs à condition qu’ils soient petits et bio.

Si le libre échange agricole mondial est à mon point de vue insensé tant les disparités de conditions naturelles, structurelles, politiques, sociales et surtout de coûts sont grandes d’un continent à l’autre, je me suis fait à l’idée d’un libre échange agricole européen. Car, à la différence de ce qui a prévalu de la Première Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin, il n’est plus de menace plus ou moins proche et imminente pour l’approvisionnement du pays, qui justifie, aux yeux de la majorité des décideurs politiques et économiques, de produire en Suisse, à n’importe quelles conditions, assez de tout en suffisance, tout le temps. Comme en matière de sécurité et de défense, l’espace stratégique de la souveraineté alimentaire s’élargit à l’espace continental. Et, dans cet espace élargi, il est normal qu’une certaine division internationale du travail intervienne, c’est-à-dire que les pays se spécialisent dans les branches où ils ont des avantages compétitifs.

Genèse de l’ALEA

Le projet a été imaginé en 2005-2006 comme alternative à un accord de libre échange avec les Etats-Unis. Celui-ci aurait nécessairement eu un volet agricole et donc des exigences de concurrence insoutenables avec les conditions d’un pays géant d’outre mer. Il soulevait aussi le problème de l’importation de produits OGM et de viande d’animaux traités aux hormones. Aussi, les organisations de consommateurs, comme les milieux agricoles s’y sont opposés.

Simultanément, était attendue la conclusion du cycle de Doha de l’OMC. Le projet d’accord prévoit une forte réduction de la protection douanière en même temps qu’une baisse des soutiens. En cas d’aboutissement, les prix agricoles suisses chuteraient, mais sans qu’il soit possible de tirer parti de la compétitivité ainsi forcée pour ouvrir des débouchés supplémentaires dans les pays qui nous entourent. Avec le régime OMC seul, les obstacles non tarifaires à l’exportation dans l’UE subsistent et les coûts de production ne seraient pas influencés puisque les maillons de la filière en amont de l’agriculture ne sont pas concernés.

Relevons ici que l’interruption des négociations OMC est vraisemblablement provisoire. Mais les avancées du libre échange ne sont de toute façon pas mises en veilleuse pour autant. Le SECO ne cesse de négocier des accords bilatéraux de libre échange et en cherche présentement de préférence avec les pays émergents : Indonésie, Chine, pays d’Amérique du Sud. Ces partenaires, dont le secteur agricole est encore prépondérant, ont nécessairement des exigences en matière d’exportations de matières premières alimentaires et des coûts autrement plus éloignés des nôtres que les membres de l’UE.

Avantages de l’ALEA

• Il implique toute la filière agroalimentaire, soit y compris les maillons en amont de l’agriculture (approvisionnement) et aval (transformation et distribution). Le protectionnisme agricole actuel, en définitive, protège les transformateurs et les distributeurs plus que les agriculteurs car ceux-ci, dans la filière, sont dominés par ceux-là.

• Il lève les obstacles aussi bien tarifaires que non tarifaires ;

• S’il a pour effet une convergence transfrontalière des prix, il agit aussi sur les coûts ;

• L’accord ne prévoit pas la reprise de la PAC (politique agricole commune) et, par conséquent, les paiements directs de niveau suisse sont sauvegardés ;

• Il est assorti d’un train de mesures d’accompagnement avec une garantie de financement inscrite dans la LAgr: mise en réserve des recettes douanières sur les produits agricoles et les denrées alimentaires ente 2009 et 2016, estimées à fr. 400 mios/an. (10 juin 2010, Der Nationalrat hat der Vorlage zur Bildung einer Bilanzreserve mit 90:87 Stimmen bei8 Enthaltungen zugestimmt.)

Affectation des mesures d’accompagnements :

• soutenir de manière ciblée les atouts et la compétitivité du secteur agroalimentaire suisse;

• consolider et développer le positionnement sur le marché;

• améliorer les conditions-cadre locales et donc la compétitivité;

• organiser la transition de manière socialement supportable à l'aide de mesures temporaires.

Rendre possible ce qui est souhaitable

Si je suis d’accord avec les objectifs de l’ALEA, j’émets des critiques à l’égard du Gouvernement sur les moyens de la mise en œuvre. Le fin du fin de la politique, c’est de rendre possible ce qui est souhaitable. Or je trouve que le Département de l’économie et le Conseil fédéral en général ne créent pas toutes les conditions de réalisation des objectifs. Je vois des lacunes du côté de :

• la stabilisation des coûts que l’on pourrait attendre d’un plafonnement des innombrables mesures de protection de l’environnement, police des constructions, bien-être des animaux, etc. Il est des pays ou des régions qui accordent aux agriculteurs des conditions préférentielles en matière d’assurances, d’énergie, de fiscalité, par exemple ;

• du renforcement du pouvoir de négociation de l’échelon agricole par rapport à celui de ses partenaires de la transformation et de la distribution. Les réglementations sur la concurrence, le contrôle des fusions, les abus de position dominante, la surveillance des prix et des marges, la répression des fraudes, les groupements de producteurs et les interprofessions ne sont pas appliquées ou seulement partiellement en faveur de l’agriculture

• des aides publiques aux entreprises de conditionnement, transformation et commercialisation ; elles sont, en règle générale, substantiellement, voire considérablement, plus élevées chez nos voisins (voir, par exemple, au Tyrol du Sud).

Conclusion : se rendre apte au marché européen ou décliner

Le GPAO (Groupement pour une politique agricole offensive) ne croit pas au maintien du protectionnisme actuel et encore moins à son renforcement. Donc il n’est pas question de défendre les acquis, mais il s’agit d’ouvrir des voies nouvelles en concordance avec les données politiques et économiques prévisibles les plus vraisemblables. Se recroqueviller sur la défense des acquis, c’est se comporter comme les syndicats français qui ne veulent pas d’une réforme du régime des retraites. Le résultat est que l’Etat français croule sous les dettes, que son commerce extérieur est déficitaire, que la compétitivité de son économie est entamée et que son taux de chômage est élevé. A côté, les Allemands ont, voici une dizaine d’années, sous gouvernement socialiste d’abord, accepté un blocage des salaires, modéré les prestations sociales, mis un frein à l’endettement. Et, aujourd’hui, malgré le renflouement des provinces de l’Est, l’Allemagne est le pays d’Europe le plus compétitif avec une balance du commerce extérieur fortement excédentaire, des finances saines et un pourvoir d’achat des consommateurs en hausse.

D'un côté les myopes, ceux qui font l'autruche et les populistes, de l'autre les prévoyants. Pour assurer l’avenir, il faut savoir laisser évoluer le présent.

Question aux participants du cours :

Quand le texte ci-après a-t-il été écrit ?

« Le cultivateur vaudois, à cause de ses dépenses et du morcellement des terres ne peut pas cultiver le blé au même prix que les cultivateurs des pays voisins… Les blés de l’Amérique peuvent nous venir en 25 jours depuis New-York, et l’on sait que les Etats-Unis entrent pour une grande part dans l’approvisionnement en farines des principaux marchés d’Europe, et qu’ils peuvent céder leurs produits à des prix comparativement bas.

« Par l’introduction de la vapeur dans l’économie sociale, et surtout par la création des chemins de fer, les frais de transport sont tellement réduits, les moyens si immenses et la rapidité si grande, que le prix des denrées de première nécessité doit prendre dans toute l’Europe un niveau qu’il ne prenait autrefois que dans une province.

« Le canton de Vaud sera donc très prochainement dans l’obligation de modifier son agriculture… Si ces prévisions ne sont pas erronées, elles n’offrent pas non plus un avenir menaçant. Nous avons devant nous d’autres ressources aussi fécondes et moins dispendieuses, que le chemin de fer nous aidera à exploiter, avec cet avantage de plus que le climat et la nature du pays nous en assurent à jamais le privilège. Les champs se convertiront en prairie. Au lieu de cultiver les blés, l’on élèvera du bétail et l’on fabriquera des fromages ; Nous rivaliserons avec la Hollande.

« L’exportation du bétail pourra aussi acquérir une importance qu’elle n’a pas… Nos fromages dits de Gruyère, peuvent être exportés dans les pays les plus méridionaux, sans que leur qualité en soit aucunement altérée ; et, comme nourriture, ils sont à tous les autres produits de ce genre, pour la conservation aussi bien que pour le goût…

« Ce ne sont point là des espérances illusoires, et je ne cherche pas à adoucir les difficultés du présent par les rêves de l’avenir. La Suisse, est-il besoin de le dire, est le pays le plus favorisé pour ce genre de production. L’élève du bétail et la laiterie, voilà notre industrie vraiment nationale…

Le texte ci-dessus est de Cuendet : « Nos céréales et les chemins de fer », in « L’agriculteur vaudois, Journal des campagnes, No 11 de novembre 1851.

1 comment:

Anonymous said...

Bravo pour cette prise de position courageuse. Dans les temps actuels, rare sont ceux qui conservent une vision d'avenir pour l'agriculture.

Michel K.